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IV. Quotidien sous un manteau blanc

Dernière mise à jour : 2 janv. 2020


L’automne touchait à sa fin à Mirac-en-Vilaine, où le froid se faisait chaque jour plus mordant. Les feuilles étaient gelées au petit matin et les femmes pariaient sur la date des premières neiges lorsqu’elles se croisaient au marcher ou à l’épicerie.



Le mois de novembre était bien entamé et un peu plus de deux semaines s’étaient écoulées depuis le mariage de Léonard et Prudence.

Cette dernière s’attelait toujours aux tâches de la ferme avec beaucoup de motivation et elle ne sentait ni la fatigue ni le froid ; seulement la joie du devoir accompli.

Tout le jour durant, de cinq heures à vingt-deux heures ou plus tard, elle s’afférait sans repos. Préparer le repas et le pain, coudre et tricoter, nourrir les poules et ramasser les oeufs, changer la paillasse de la vache et des cochons que Léonard avait acheté avec sa dot pour subvenir à leurs propres besoins, arroser le potager qu’ils avaient choisi de tenir pour les même raison, se préparer pour l’hiver qui approchait à grands pas.





Prudence passait ses journées entières les pieds dans la boue et les mains crasseuses de la graisse des bêtes. Comme elle savait cette situation temporaire, heureusement, elle ne s'en formalisait pas et ne laissait jamais son ardeur retomber.

Souvent, alors qu'elle entendait le clocher sonner, elle levait les yeux vers le ciel comme pour guetter les premiers flocons.

Neige, quand tomberas-tu ?



Le ciel répondit bientôt à Prudence, et la mi-novembre vit la première neige de l’hiver 1895.

Prudence songea que le temps passait bien vite.




L’hiver ne donnait pas moins de travail. Elle faisait des bocaux et des soupes, s’occupait des bêtes et pelletait la neige pour qu’elle ne gêne pas trop dans les travaux extérieurs.

Elle passait aussi beaucoup de temps à rafistoler les vêtements et, comme elle n’avait pas encore d’enfants, elle promit à certaines femmes du village de réparer aussi ceux de leurs familles contre un peu d’argent.


C’était un travail de tous les instants.

Pour Léonard, aussi.

Celui-ci se rendait trois fois par jour dans les maisonnées de Mirac-en-Vilaine et des alentours. On l’appelait ou bien il se faisait intru auprès des plus souffrants, laissant son cheval noir attaché près des habitations. En deux semaines déjà, en voilan le bel hongre, les gens murmuraient “tiens, v’la ti pas le docteur”.

Ce matin là, Léonard s’était fait appelé par Arthur Torrant pour rendre visite à sa femme, Eugénie, qui souffrait d’un mal mystérieux depuis qu’elle avait accouché d’un enfant mort-né trois jours auparavant.

Le médecin était soucieux car il savait que les suites de couches pouvaient être terribles et mortelles pour bien des femmes - c'était d'autant plus vrai qu’Eugénie avait déjà mis au monde trois enfants avant celui-là.


Il aurait pu ruminer ses pensées secrètes longtemps si les sanglots des deux fillettes d'Eugénie ne l'avaient pas ramené à la réalité. Il se racla la gorge, vraisemblablement mal à l'aise.

Ce qui choquait Léonard, c’était la précarité terrible dans laquelle vivait ces gens. Une petite pièce glaciale pour cinq personnes, des lits dans lesquels on s’entassait, entouré par la vermine. Un véritable nid à microbe, songeait le jeune médecin, comment peut-on vivre dans une telle immondice ? Les visages des enfants étaient barbouillés de crasse et il remarqua que toutes les trois - la mère et les filles - étaient maigres à faire peur.

Il songea avec peine à la chance qu’il avait eu de grandir dans une famille capable de nourrir tous ses membres, et songea que ces gens devaient cesser d’avoir des enfants avant de ne plus du tout pouvoir les nourrir.


Léonard regarda longuement Eugénie Torrant, avec un regard qui en disait sans doutes long sur ce qu’il pensait ; elle dû le remarquer car elle détourna finalement la tête, avec une pudeur un peu rustre et effarouchée, comme si elle avait entendu ses pensées et s'en était vexée. Il se leva, toujours très peu à son aise, et alla ranger ses instruments dans la petite mallette qu'il avait apportée.


Eugénie se releva dans son lit, tenant son front bouillant de fièvre, et, comme à contre cœur, elle demanda à Léonard ce qu’il allait advenir d’elle.


“Je vais vous donner de quoi passer votre fièvre. Si ça ne passe pas d’ici deux jours, il serait bon de songer à une opération…

- Une opération ? Elle semblait horrifiée.

- Peut-être... “


Eugénie secoua vivement la tête, sans que Léonard ne sache s’il s’agissait d’une peur irrationnelle ou d’un refus motivé par le souci de l’argent. Il cru lire sur son visage une pensée qu'il voyait souvent : "Les médecins, vous, vous voulez toujours faire des opérations". Il se demanda si elle savait ce que le mot voulait dire.


“Non, non, pas d’opération…

- Je repasserai de toute façon dans deux jours. Il serait bon, madame Torrant, que vous preniez garde à ne pas subir d’autre grossesse.”


Il la vit encaisser le choc, veillant à rester tout à fait stoïque. Enfin, elle lui avoua qu’elle n’avait pas de quoi le payer et lui proposa un panier de beignets qu’elle avait confectionné le matin même.


Léonard avisa les deux enfants qui pleuraient l’une contre l’autre au bout de la pièce. Il se sentit coupable de ne rien pouvoir faire - pas tant pour la santé d’Eugénie que pour la misère dans laquelle vivait cette famille, et quitta le domicile la mort dans l’âme et un panier de beignets sous le bras.


Prudence, elle, avait attendu longuement que son mari revienne de sa journée. Elle se précipita dehors lorsqu’elle entendit le bruit des sabots de Sultan dans la petite cour, heureuse d’accueillir son aimé.


Elle songea d’abord à quel point il était beau, ainsi fièrement penché sur son grand cheval et tout emmitouflé dans son manteau d’hiver : elle ne put, pourtant, pas manquer son regard renfrogné et la moue préoccupée qu’il aborda en la saluant, tachant visiblement de faire comme si de rien était.



“Ta journée a-t-elle été bonne ?

- J’en ai connu des meilleures, me voilà heureux d’être rentré.

- Le repas sera bientôt près, glissa-t-elle d’une voix qui se voulait chaleureuse.

- Bien.”


Léonard la regarda à peine en descellant Sultan et en allant le remettre dans son box, et Prudence s’en sentit assez offensée.


Ainsi, lorsqu’ils se retrouvèrent tous les deux dans la pièce commune et pour la première fois depuis leur mariage, l’ambiance fut pesante et douloureuse. Prudence s’afférait à préparer le repas avec une concentration exagérée et Léonard gardait obstinément les yeux rivés sur son carnet, l’esprit replongé dans la misère terrible à laquelle il avait assisté plus tôt.


Plusieurs fois, il se passa la main sur le visage comme pour tenter d’enlever les mauvaises pensées qui le traversaient.

Prudence lui demanda encore si quelque chose n’allait pas - et l’effort lui coûta - mais elle n’eut aucune réponse satisfaisante, et chacun alla se coucher un peu fâché, elle contre son mari, lui contre le monde entier et contre sa femme par extension.



Pourtant, Prudence ne parvint pas à trouver le sommeil.

Sitôt qu’elle entendit son mari ronfler à côté d’elle, elle s’extirpa des couvertures pour être plus à l’aise et s’allongea sur le ventre, les yeux rivés sur son époux, profitant de l'air frai de la chambre contre sa peau.

Désormais plus calme, ayant dissipé son courroux dont elle avait maintenant un peu honte, elle essayait de deviner ce qui tracassait ainsi son Léonard. Lui qui est d’ordinaire si joyeux, si aimant…


Avait-elle fait quoi que ce soit qui aurait pu le fâcher ? Était-ce le repas qui n’avait pas été à sa convenance ? La tenue de la maison, peut-être ? Ou bien tout cela n’avait-il aucun rapport avec elle ? Peut-être avait-il vécu quelque chose de douloureux, plus tôt dans la journée…


Comme elle aurait aimé que, parfois, les hommes songent à parler à leurs femmes !


Alors qu’elle désespérait d’en savoir plus avant le lendemain et que ses yeux commençaient à se fermer d’eux-même, elle entendit qu’on bougeait dans le lit et sentit les bras des Léonard venir l’envelopper. Doucement, il vint murmurer à son oreille :


“Je te demande pardon si je t’ai froissée aujourd’hui.”


Prudence ne put empêcher un sourire de naître sur son visage, et elle se retourna vers son époux, encore embrouillée par le sommeil qui l'avait effleurée. Son amour avait toujours un air soucieux mais une tendresse infinie s’était logée dans son regard, et elle sut qu’il s’inquiétait sincèrement de l’avoir blessée. Elle lui pardonna sa mauvaise humeur au moment même où leurs mains se frôlèrent.


“ Je ne t’en veux pas ; je te demande aussi pour ma bouderie adolescente… je me suis sentie blessée par ton indifférence.”


Ils se rapprochèrent l’un de l’autre, les mains toujours enlacées.


“ Tous les jeunes couples ont des disputes imbéciles.

- C’est vrai. Me diras-tu ce qui te hante ce soir ?

- Rien qui ne puisse t’inquiéter, il lui caressa tendrement la joue.”


Prudence sourit et elle acquiesça, songeant que les femmes n’avaient pas à tout savoir de ce qui habitait l’esprit de leurs maris, et qu’un époux souhaitant la protéger était le meilleur qui existe.



 
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