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V. Le divin enfant

Dernière mise à jour : 2 janv. 2020


L’hiver recouvrait Mirac-en-Vilaine d’un épais manteau blanc, aveuglant et assourdissant, menaçant de geler les aventuriers trop audacieux qui osaient poser un pied dans les contrées sauvages de la Bretagne.



La nuit était bien avancée lorsque, au début du mois de décembre, Léonard et Prudence furent dérangés dans leur sommeil. Emmêlés dans les couvertures rêches et froides, plongés dans le monde des rêves, ils mirent de longues minutes à comprendre que les hennissements et le bruit de sabots martelant le sol glacé venaient bien du monde réel.

Ils échangèrent un regard ensommeillé et teinté d'inquiétude, et Léonard se saisit de la lampe posée sur la table de chevet pour se précipiter hors de la chambre, laissant son épouse encore hagarde dans leur lit.




Léonard s'élança à l’extérieur de la maison, encore en chemise, alors qu’on criait à l’aide dans la cour. Aveuglé par le blizzard qui secouait la campagne, une main devant ses yeux pour les protéger du vent mordant, il appela à qui pouvait l'entendre. Il dû s’y reprendre à deux fois avant d'entendre une réponse et de finalement voir une silhouette se détacher dans la neige.


Après un moment, le jeune médecin reconnu Luc Munchard, paysan à la mauvaise réputation d’ivrogne qui vivait non loin de l'Arrête. Le jeune homme titubant - mais cette fois à cause du vent - s’approcha de lui pour essayer mieux se faire entendre.

A sa mine défaite, Léonard compris que quelque chose de grave se tramait.


“Y faut qu'vous v'niez !

- Pardon ? Léonard n’entendait rien à ce qu’il disait.

- Y faut qu'vous v'niez ! Il criait cette fois. Mon frère a attrapé la mort, y faut qu'vous v'niez vite !"


Il n’en fallut pas beaucoup plus à Léonard pour rentrer s’habiller d’une tenue adéquat et sceller Sultan, malgré ses flans glacials et ses muscles encore endormis par la profondeur de la nuit.

Léonard ne songea pas même à prévenir Prudence, restée à l’intérieur. Il était dans un de ces états de transe qu'on a lorsqu'on est confronté à des événements soudains, à l'urgence et à la fatigue. Un état d'automatismes et d'instinct, où les réflexes prennent le pas sur la réflexion.

Le jeune médecin fut bientôt en scelle et il donna un coup de cravache prudent à sa monture.


Et ils partirent au galop.



Prudence s’était levée en reconnaissant le pas de Sultan devant la maison, et elle sortit de la maison au moment où les chevaux disparaissaient en contre-bas de la colline. Elle regarda son mari s'éloigner avec le fils Munchard avec un mélange d’inquiétude et de surprise.

Elle savait que son mari se devait d'être disponible à toute heure et y songeait souvent avec douleur - mais viendrait-on maintenant chercher son mari au plus sombre de la nuit ?

Elle n’appréciait pas de le voir travailler avec autant d’acharnement et craignait pour sa santé, d’autant plus que l’hiver et le froid n’épargnaient pas même les médecins et que la fatigue était l’ennemi de tous à cette période de l’année. Elle voyait Léonard se fatiguer à la tâche, déterminé à soigner les plus démunis et à se faire une réputation, parfois sans autre récompense qu'un pain ou un panier d’œufs.


Elle ne parvint pas à se rendormir, agitée par l'inquiétude. Le soleil se leva trois heures après, alors que Léonard n’était pas encore de retour. Elle entreprit donc de s'habiller et de se préparer convenablement, avant de faire le ménage, de laver les bols et de préparer un petit déjeuner qu’elle garda au chaud pour son époux dans l’attente de son retour.

S'occuper lui permettait souvent de ne pas trop penser ; et trop penser, ce n'était jamais bon.

Surtout en ce moment.


Pour tout dire, ces derniers jours, Prudence avait bien d’autres inquiétudes.

Devant le retard de ses choses, elle ne s’était d’abord pas beaucoup inquiété. Il y avait peu de chance qu’elle soit devenue grosse seulement deux mois après avoir consommé son mariage.

Mais elle s’était sentie particulièrement fatiguée depuis la venue de septembre et avait senti sa poitrine devenir douloureuse. Depuis quelques jours, elle avait maintenant des nausées.


Un bébé… le mot revenait en boucle dans l’esprit de Prudence, et il lui arrivait parfois de toucher son ventre avec tendresse. Il était trop tôt pour se réjouir - elle n’était pas sûre de porter un enfant et elle savait que certains ne s’accrochait pas bien dans le ventre de leur mère. Peut-être, songeait-elle, que mon ventre sera mauvais comme cette pauvre madame Lesseigne ? Elle pensait à cette dame qui avait perdu cinq enfants dans son ventre, et qui avait fini par aller vivre loin du village après que son mari ait obtenu le divorce car elle était impure.

Ce genre d'idées lui glaçait le sang, et elle se rassurait en songeant que sa mère et sa tante et sa grand-mère avant elles avaient toutes été très fertiles.


Dans la chambre conjugale, Léonard avait installé les affaires pour s’occuper d’un nourrisson dès leur emménagement. Une façon de porter chance, disait-il, car il avait un désir d'enfants qu'on ne connaissait pas à beaucoup d'hommes.

Prudence le voulait aussi, mais elle craignait que ce soit trop tôt.



Pourtant, lorsqu’elle avait fini ses corvées et qu’elle attendait son mari, elle s’adonnait aux tricots de vêtements trop petits pour être portés par un adulte et elle imaginait de petites mains potelées sortir des manches.

Elle se souvenait distinctement du visage poupon de son petit frère Désiré, dont elle s'était beaucoup occupée après la mort de leur mère.


Lorsque Léonard rentrait finalement, elle venait l’embrasser tendrement sur la joue ou le coin des lèvres et lui parlait de sa journée tandis qu’il avalait sa soupe et son morceau de pain.

Ce soir là, comme les autres, elle vint l'accueillir chaleureusement.


Prudence serra tendrement les mains de son époux entre les siennes, mais il remarqua son regard fuyant et ses pieds qui se dandinaient sous sa grande jupe. Il y devina de l'inquiétude ou de l'impatience - peut-être les deux, et aperçut finalement le petit panier de tricot et les minuscules vêtements que Prudence avait laissé traîner, peut-être un peu volontairement. Léonard lui coula un regard interrogateur, et elle prit une grande inspiration.

La jeune femme avait d'abord pris pour résolution de ne rien dire à son mari quant à sa supposée grossesse, parce qu’elle n’était pas vraiment sûre et craignait de se laisser emporter ; mais le secret était lourd à garder et, comme c’était tout de même une nouvelle très réjouissante, elle brûlait d’envie de le crier au monde entier.


“C’est bien tôt dans notre union, mais tu as toujours dit que tu souhaitais que je te donne un enfant…

- Oh, ma Prudence, est-ce que tu portes la vie ?

- Je ne suis pas bien certaine, mais il semblerait que j’ai tous les symptômes…”


Léonard lui enserra les mains avec force, un sourire resplendissant sur le visage. Il semblait prendre la nouvelle si bien qu’elle en oublia instantanément de toutes ses inquiétudes. Il lui sembla certain que son corps serait assez corps pour porter leur enfant et lui donner vie, qu'ils ne manqueraient pas d'argents ou de temps, que la vie serait clémente et bonne.


“Un enfant… tu vas me donner un enfant.”


Après le repas, Léonard s’éclipsa silencieusement de la pièce de vie sous prétexte d’aller couper du bois. Prudence, occupée à nettoyer les restes du soupé, ne remarqua pas son absence.

Le jeune homme s’agenouilla alors longtemps, dehors, face aux bûches destinées au foyer, avec un air pensif qu’il ne s’était pas autorisé devant sa femme.

Sa paternité à venir était, c’était vrai, une merveilleuse nouvelle. Léonard n’avait jamais aspiré à rien d’autre qu’à fonder une famille avec sa Prudence ; pourtant, des pensées plus sombres et plus réfléchies gagnaient son esprit au fur et à mesure qu’il devenait un homme. Avec le temps qui passait, il pensait à l’argent. Les paysans le payaient rarement autrement qu’en cuisine ou en viande, et ce n’était pas ça qui rapportait de quoi vivre.


Toutes ces craintes, qu'il pensait être le seul à avoir, se ravivaient maintenant qu'il savait qu'un enfant grandissait au sein de sa femme.

Il ne voulait pas inquiéter sa femme ; mais lui-même se faisait déjà un sang d’encre.

Avant de retourner à l'intérieur, alors, il se promit de travailler encore plus dur.


Noël fini par gagner Mirac-en-Vilaine.


Léonard et Prudence se rendirent chez les parents du jeune médecin, où il était convenu de passer les fêtes. Un énorme sapin avait été découpé et décoré par Eugénie Beriot et sa fille Eléonore, en l’honneur de ce jour béni et de la naissance du christ, comme cela se faisait de plus en plus dans toutes les familles de France.



On se salua longuement et joyeusement, car ces fêtes étaient aussi l’occasion de se retrouver et d’oublier un instant le froid, la fatigue et le travail qui rythmaient les jours. Un repas, grand mais frugal, fut servi à table et les Beriot partagèrent pour la première fois leur tablée avec leur bru. On y ria grassement, surtout entre hommes.





Prudence, pourtant, eut bien du mal à garder son esprit à la fête.

C’était le premier noël qu’elle passait loin de sa famille, et ce fait lui pesait plus qu’elle ne l’aurait cru.


Malgré la présence de Léonard, la jeune femme se sentait plus seule que jamais. Sa belle-famille lui était très sympathique - bien qu'un peu rude - et elle n'avait rien à leur reprocher ; mais elle souffrait de l'absence des siens, et elle se sentait de toute façon particulièrement sujette aux faiblesses d'humeur depuis qu'elle se savait enceinte.

Elle regardait Léonard rire à gorge déployée et lui en voulait un peu d'être entouré de sa famille là où elle était privée de la sienne. Les anecdotes sur le bon vieux temps et l'enfance des enfants Beriot l’amenaient à penser à son propre passé, à l'absence de sa mère, et à son propre rôle de parent. La viande se coinçait dans sa gorge et elle avait l'impression que son cœur cherchait à remonter hors de sa poitrine.


Elle mangeait donc avec une tristesse à peine dissimulée quand, tout à coup, Eugénie la tira de ses pensées d'un ton jovial, lui demandant ce qui n’allait pas. Elle répondit bien poliment que tout allait bien, triturant ses doigts avec gêne.

Prudence appréciait sa belle-mère mais était assez mal à l'aise en sa présence. C’était une femme un peu simple et elle ne se sentait aucune affinité avec elle, parce qu’elles n’étaient ni de la même génération ni du même milieu et que leurs existences semblaient tout à fait opposées.


Pourtant, Eugénie insista : alors que les hommes et Eléonore s’installèrent devant l’âtre pour la veillée de noël, elle entraîna sa bru dans une pièce annexe, mal éclairée, qui inquiéta un peu Prudence.


Elle fut surprise de voir toute une collection de vieux jouets en bois, pour la plupart maladroitement sculptés à la main, ainsi que des poupées cousues et recousues au fil du temps.



“C’sont les jouets des p’tits quand ils étaient marmots. Mes aut’ enfants sont pas prêt a avoir les leur d’marmots, alors c’est à toi qui r’viennent.”


Passée la surprise, Prudence se senti profondément touchée par l’attention d’Eugénie à son égard. Avait-elle deviné sa grossesse, alors même qu’elle n’en avait parlé qu’à Léonard et que lui-même souhaitait attendre avant d’annoncer la nouvelle - pour éviter qu’on ne médise de sa femme si les choses se passaient mal, entre autres - ?

D'abord interdite et immobile sous l'émotion, Prudence fini par secouer doucement la tête pour se reprendre. Elle ne pu que la remercier avec gratitude, les larmes lui montant aux yeux.


Finalement, les cloches sonnèrent et tous se dirigèrents vers le village pour la messe de minuit, en famille.



 

 

L'Info : mais comment que c'était à l'époque ?

Je fais beaucoup de recherche pour écrire mon Decade, et je tombe toujours sur des infos intéressantes... ou complètement inutiles mais vraiment amusantes ! A chaque chapitre, je vous propose donc "L'Info" !

3. Noël

A Noël, les familles se réunissent dans la demeure familiale et partage un repas frugal avant de veiller devant l'âtre (la cheminée) jusqu'à minuit. Ils racontent des histoires, des légendes et des souvenirs du passé. Ils chantent aussi des chants de noël et récitent des prières.


La traditionnelle bûche de noël, avant d'être une pâtisserie, était une énorme bûche de bois bénite qui pouvait parfois brûler plusieurs jours.

Le sapin de noël était normalement un épicéa.

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