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VI. Printemps et allégresse


Bientôt, la nature se révéla sous son meilleur jour.

Jonquilles et pâquerettes ; la campagne de Mirac-en-Vilaine revêtit ses plus belles couleurs et le soleil se fit plus chaud. Au village, l’on fit la première grande lessive de printemps pour nettoyer la literie et les grands linges qu’il était impossible de rincer à la bassine. Les hommes et les bêtes ressortirent des étables pour peupler à nouveau les champs.



Au printemps, les hommes aimaient fêter toutes les bonnes choses de la vie. On y célébrait les mariages et les bonne-femmes disaient que bon nombre d’enfants étaient conçus à cette période. Le printemps 1896 vit s’unir Eléonore Cossart, la petite sœur de Léonard et l’unique fille de la famille, et Maximilien Villareal, le deuxième fils de celui qui avait longtemps été maire de la commune. Un bon parti pour la fille Cossart, dont son père était bien fier.


Il y en avait un, pourtant, qui ne se réjouissait pas des noces : c’était Léonard. Les Villareal n’avaient pas bonne réputation depuis le dernier mandat du père Jacques ; seul le fils aîné, Hugues – qui était devenu professeur – était apprécié. Le froid entre les deux frères, d’ailleurs, n’allait pas en faveur du cadet ; et Maximilien avait une réputation d’homme injustement violent et peu serviable. Léonard, qui avait toujours été assez proche de sa sœur cadette, dépréciait ce mariage. Peut-être, aussi, qu’il se sentait coupable : Maximilien n’aurait jamais épousée une fille de paysan si son frère n’avait pas été médecin, car les Villareal aimaient s’inventer des origines bourgeoises…



Léonard dû pourtant taire son mécontentement, car la première heureuse était Eléonore. Mariée, elle avait rêvé de l’être. Plus jeune des quatre enfants Cossart, elle avait parfois souffert d’être la dernière et plus jeune de la famille, étouffant sous l’attention constante de sa mère et sous toutes les jalousies de ses frères. A dix-neuf ans, aussi, elle en avait assez d’être sous l’autorité parentale et rêvait d’être maîtresse de sa propre maison - d’autant plus qu’elle savait son époux être rarement chez lui. La liberté – et le statut de femme mariée – l’attirait assez pour lui faire oublier les on-dit, et la jeune femme était ravie de ce mariage.

Ainsi, elle toucha le ventre de sa belle-sœur avec avidité. Eléonore, qui n’avait pas de sœur, se sentait très proche de Prudence et espérait avoir bientôt un enfant pour qu’il ait un cousin rapproché. Il lui tardait de parler cuisine et langes, de sortir un peu de cette image de petite fille qui lui collait à la peau.


En mars, pratiquement trois semaines plus tard, Mirac-en-Vilaine célébra un second mariage qui réunit de nouveau la petite famille de Léonard ; cette fois-ci c’était son beau-frère, Marcel Beriot, qui prenait Gisèle Vauchamps pour épouse. Un mariage plus attendu et fêté en grandes pompes, puisque Gisèle était la fille aînée du maire.



L’on donna un grand bal dans la salle communale, où tout le monde fut invité et où l’on festoya toute la nuit.

Les gens du village aimaient les mariages ; c’était l’occasion de s’oublier et de danser, loin des soucis du quotidien parfois dévorants, loin des travaux pénibles des champs.


Mais les festivités ne duraient qu’un temps ; il fallut ensuite retourner à la vie quotidienne, morne, parfois harassante.



Pour Léonard et Prudence, pourtant, la vie n’était qu’une suite de belles journées et d’espoirs vivaces. Le quotidien n’était pas morne ; il était tranquille. Il n’était pas harassant ; il était productif. Prudence lavait les plats avec une joie qu’on avait que lorsque notre esprit était léger de la jeunesse et des projets merveilleux évoqués au coin du feu.


Sa grossesse la fatiguait à peine – qu’on l’enviait ! – parce qu’elle savait se ménager et qu’elle s’était très bien organisée pour ne jamais avoir à être debout plus d’une petite heure. Léonard, aussi, était compréhensif et attentif. Il lui pardonnait sans mal que le repas soit réchauffé un peu tard ou que le lit soit mal fait – car elle peinait à se baisser –, songeant que le stress ne pouvait être que mauvais pour sa femme et leur enfant à venir. Il avait, aussi, pris le relais auprès des animaux de la ferme et se levait un peu plus tôt chaque matin pour assumer les tâches.

Lorsque Prudence avait fini ses corvées et qu’il faisait très beau, elle allait s’asseoir sur le fauteuil que son mari avait installé dehors et elle tricotait de petits vêtements en songeant déjà à l’hiver à venir. Elle profitait de l’air pur et des paysages verdoyants, se réjouissant à l’idée que son enfant vienne au monde au début de l’été.


Lorsqu’elle se sentait particulièrement en forme, aussi, elle allait marcher un peu aux alentours de l’Arrête. Elle ne disait rien à son mari – il l’aurait houspillée – pour ne pas l’inquiéter ; elle ne partait de toute façon jamais très longtemps.




Elle prenait parfois le temps de toucher son ventre et de parler à son bébé – en vérifiant bien que personne ne pouvait la voir et l’accuser de faire du sentimentalisme de bonne-femme –, d’une voix tendre et déjà aimante. Elle imaginait son petit Auguste ou sa petite Augustine dans le creux de ses bras et, quand elle y pensait, elle était certaine qu’il s’agissait d’un Auguste.


Depuis qu’Eléonore était mariée, elle avait emménagé tout près de l’Arrête, en contre-bas de la petite colline. Les deux femmes étaient désormais voisines en plus d’être belle-sœur et Eléonore, qui n’avait pas encore d’enfants et dont la maison était petite et facile à tenir, venait souvent voir Prudence pour qu’elle ne se sente pas trop seule – et sûrement pour casser sa propre solitude de jeune mariée. En effet, si la jeune fille avait attendu avec grande hâte de se retrouver seule à régner sur sa propre maison, elle découvrait que les femmes pouvaient parfois se sentir bien seules lorsqu’elles n’avaient ni parents ni enfants dont s’occuper.


Ce mariage avait eut pour effet de rapprocher Prudence de sa belle-mère – qui devait aussi trouver le temps long maintenant qu’elle n’avait plus qu’un fils à la maison. Eugénie était ravie de prodiguer ses conseils à sa fille et sa belle-fille, et les trois femmes parlaient longuement de ménage et de bébé en gloussant, la porte ouverte sur la nature verdoyante de la campagne. Dans ces moments là, Prudence songeait qu’elle avait de la chance et qu’elle vivait la vie dont elle avait toujours rêvée.



Tout ce qu’elle regrettait, c’était de ne pas passer plus de temps avec son mari. Léonard était toujours très amoureux de sa femme et heureusement pour elle bien démonstratif ; pourtant, avec la grossesse, il avait pris une distance que Prudence interprétait à la fois comme de la gêne et du respect face à son nouveau statut de mère. Il aurait été plus juste pour parler de malaise ; car même s’il était médecin, Léonard était d’abord un homme et il ne savait de la grossesse que ce qu’il avait vu chez sa mère et les quelques pages de manuels qu’il avait lu – toujours très expéditives. La grossesse, c’était une affaire de femme.


Pourtant, s’il ne la prenait plus aussi passionnément dans ses bras et qu’il ne l’embrassait plus avec autant de fougue, il se faisait plus tendre et lui massait parfois les épaules et le dos à l’heure du couché.


Ainsi, au début du mois de juin, Prudence atteignait le terme de sa grossesse. Les premiers signes de fatigue se faisaient ressentir et elle se surprenait parfois à avoir des spasmes dans le ventre qui l’effrayaient sincèrement. Elle tenait cependant à ne pas cesser de travailler, consciente que son mari faisait bien des efforts pour lui faciliter la vie.


Le matin du 03 juin, après avoir nettoyé un peu la maison – ils ne la salissaient jamais vraiment –, Prudence décida de laver un peu de linge. La tâche était fatigante et lui broyait le dos mais il y avait des choses qui ne pouvaient pas attendre ; et Léonard, sûrement parce qu’il était médecin, était très attaché à l’hygiène. Il insistait même pour que Prudence et lui se lavent régulièrement, plusieurs fois par semaine, ce qui l’avait beaucoup surprise au début de leur vie commune.

Alors, affairée à frotter le tissu dans l’eau, les yeux rivés sur ses mains fripées pour ne pas penser à la douleur qui lui enserrait les lombaires, Prudence mis un moment à remarquer les contractions inhabituelles qui agitaient son ventre.


Elle pensa d’abord aux habituels spasmes, se dandinant et essayant de se concentrer sur sa corvée pour ne pas trop y penser. Mais, bientôt, les douleurs furent plus vives et les spasmes plus rapprochés. Elle n’était pas bien sûre du temps que les femmes mettaient pour mettre bas après les premières contractions – car c’étaient des contractions, elle n’avait aucun doute. Elle se demanda un instant si le bébé pouvait tomber au sol, là, tout à coup, et songea qu’elle perdait l’esprit.


Prudence essaya donc de garder son calme. Elle termina de laver son linge et elle souleva la grosse panière en serrant les dents – elle n’allait pas laisser le linge comme ça ! Elle prit le temps de l’étendre et occupa son esprit en réfléchissant aux tâches qu’elle n’avait pas encore accomplies. Son regard dérivait vers la maison de sa belle-sœur : il était convenu qu’elle devrait se rendre chez Eléonore lorsque le travail commencerait.



Lorsque Eléonore vit sa belle-sœur arriver en se dandinant et en soufflant très fort, elle s’empressa de la raccompagner jusqu’à chez elle et de la mettre au lit, et elle envoya son mari qui venait de rentrer chercher Milène, l’accoucheuse du village.

Prudence parlait beaucoup. Elle parlait du repas du soir qu’elle n’avait pas pu faire et de Léonard qui rentrait souvent après le couché du soleil. Elle parlait des poules qu’elle n’était plus sûre d’avoir nourries, et de son linge qu’elle avait étendu dehors sans se souvenir que Léonard affirmait qu’il allait pleuvoir dans la nuit. Eléonore acquiesçait et rassurait, soucieuse d’occuper la jeune femme pour que l’accoucheuse puisse bien faire son travail.

Il y avait dans la chambre une ambiance rassurante, très sérieuse mais intime, qui rassurait la future mère. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser à la sienne, qui avait perdu la vie en donnant naissance à son petit frère, mais elle essayait de se défaire de ces idées pour ne pas porter malheur. C’était normal d’avoir peur, se répétait-elle : avoir un enfant, c’est avoir un pied dans la tombe.


Prudence perdit simplement toute notion du temps. Elle se laissa aller aux cris et à la douleur, fermant les yeux en espérant simplement que la nature fasse son travail. Elle songea une dernière fois aux balades dans la campagne, à l’amour de Léonard et aux deux femmes qui s’activaient au-dessus d’elle.



Léonard avait croisé Maximilien lorsqu’il était venu chercher l’accoucheuse. Il n’avait pas tout de suite fait le lien entre la bonne femme et le ventre rond de son épouse qu’il savait à terme. Quand il avait compris, il s’était dépêché de finir son travail et il avait remercié Dieu de ne pas l’avoir emmené hors de Mirac-en-Vilaine ce jour-là.

Revenu chez lui, Léonard s’était assis près de la cheminée. Il n’avait pas bougé, ni pour manger ni pour boire, écoutant douloureusement les cris de sa femme en gardant les yeux fixés sur le sol. Lui non plus n’était pas sans ignorer les dangers de la délivrance, et la peur lui tordait les entrailles. Léonard n’avait jamais vu ou entendu d’accouchement. Il ne se souvenait plus de la naissance de son frère ou de sa sœur et les affaires féminines ne regardaient pas vraiment les médecins ; il y avait la théorie – ouvrir, enlever, fermer… - mais la pratique… la médecine n’avait de rôle à jouer que lorsque les choses se passaient mal. Et même si les choses se passaient mal, Léonard doutait fort de pouvoir césariser sa propre femme – il n’y songeait même pas.


Le temps semblait tellement distendu que Léonard fut tout hébété lorsqu’il vit Milène sortir de la chambre et se diriger vers lui. Elle lui indiqua en souriant qu’il pouvait la suivre dans la chambre et le jeune homme sentit toute la pression retomber. Les jambes tremblantes mais soudainement léger, il s’approcha timidement de la pièce puis du lit sans vraiment oser regarder. Il se sentait tout à coup très faible, exposé, profondément intimidé par ce qu’il savait être à côté de lui – son enfant !

Comme il restait planté au milieu de la chambre et que personne ne disait rien, Milène fini par rire et lâcha :

« C’est un garçon ! »



Frémissant, guidé par l’accoucheuse, Léonard se retrouva bientôt assis sur le lit avec sa femme qui le regardait tendrement. Il y eut un petit temps où personne ne fit rien, puis Milène et Eléonore quittèrent la pièce pour laisser aux nouveaux parents un peu d’intimité. Enfin, loin des regards extérieurs, Prudence pu se glisser dans les bras de son époux. Ils regardèrent leur fils avec le même regard admiratif, et Léonard osa même une caresse sur la joue du bébé. Il se risqua à le prendre dans ses bras sous l’œil attentif de sa femme, profitant de cet instant privilégié qu’il s’autorisait sous le coup de l’émotion.

Léonard avait eu très peur et il était maintenant très heureux. Il ne pouvait s’empêcher de contempler sa femme et son fils, magnifiques, qu’il aimait de tout son cœur.


Nager dans le bonheur.

Ils y songeaient tous les deux : c’était ça, être heureux. Vivre paisiblement dans une petite maison, avoir de beaux et nombreux enfants. Construire leur foyer et leur avenir de leur main. Profiter de la joie et de l’allégresse.

Tant qu’elles durent.


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