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  • Sim(s)inéma

I - Rentrer à la maison

Dernière mise à jour : 2 janv. 2020


A Mirac-en-Vilaine, les gens adoraient les suppositions.

Il fallait dire que peu d'habitants connaissaient vraiment la vie à l'extérieur de la commune. On était à deux heures et demie de marche de Vannes, et près de dix heures de cheval séparait le village de Rennes. La commune la plus proche, Dômeroi, comptait moins d'habitants que Mirac-en-Vilaine et ses hameaux réunis.

Alors, lorsqu'on avait jamais dépassé les abords de Dômeroi en cinquante ans, on aimait imaginer la vis au-dehors avait un mélange de crainte et de fascination.

La vie d'étudiant, surtout, et ce qu'on en disait, faisait beaucoup jaser les anciens et les bonnes femmes.


Jean-Louis, un enfant de la commune, était revenu de Rennes après des études de commerce en 1884 et avec deux jeunes filles, qu'il avait mises enceintes et auxquelles il avait promis mariage. Le scandale avait été énorme et, depuis, on s'imaginait que la vie des universités devait beaucoup ressembler à la vie dans un bordel.


Bien-sûr, chacun savait, à Mirac-en-Vilaine, qu'il n'y avait pas plus respectueux et de plus digne de confiance que Léonard Cossart.

En quatre ans, Léonard était revenue chaque été et chaque Noël, ainsi que certaines périodes de moisson pour aider son père et son frère cadet.

Jamais il n'était revenu avec une fille ni un enfant, et toujours il était allé voir sa Prudence et et père Beriot, comme pour rappeler leur arrangement.


Mais comme on aimait jaser, on lui supposait toujours un ou deux enfants cachés, une maîtresse ou peut-être une prostituée de la ville qui, dans l'esprit des petites gens de la commune, avait l'éclat de la capitale.


Nul autre que Léonard ne pouvait savoir s'il y avait eu une autre fille dans son lit ou dans son cœur durant les quatre années qu'il avait passées à Rennes.


Tout ce qu'on savait, c'était qu'il avait soutenu une thèse brillante et été reçu au titre très prestigieux de docteur en médecine de la faculté de Rennes. Il avait fait parvenir une lettre à ses parents le lendemain de sa nomination, et le père Cossart avait quitté le champ pour aller crier la nouvelle au village avec un enthousiasme que personne ne lui connaissait.


Finalement, Léonard avait pris une voiture pour rentrer au plus tôt à Mirac-en-Vilaine, son diplôme dans une poche et, dans l'autre, un petit prêt sur l'honneur qu'il avait contracté auprès de l'association des médecins de France.


C'était tout drôle, pour Léonard, de se dire qu'il revenait définitivement.

On lui avait bien proposé un poste à l'hospice de Rennes ; mais il n'avait pas hésité un instant, sachant que son cœur était enchaîné ailleurs.


Léonard était un de ceux qui étaient inéluctablement attachés à leurs promesses, pas seulement par l'honneur ou par souci de la réputation, mais parce qu'ils ne les faisaient que lorsqu'ils savaient au plus profond de d'eux-même qu'ils tiendraient parole - et qu'alors seulement ils promettaient.

Il y avait des gens qui changeaient d'idée ou d'amour comme d'humeur ; Léonard n'en était pas.


Léonard, depuis quelques mois et tout particulièrement depuis qu'il avait été reçu docteur, se sentait un homme adulte. Il avait la sensation d'avoir grandi, changé, mûri bien plus qu'il n'aurait pu l'imaginer.


Si Léonard avait changé, pourtant, Mirac-en-Vilaine restait immuable.

Il devait être un peu moins de dix-sept heures lorsque la voiture entra dans la commune. Rues et ruelles étaient vides, la place très peu fréquentée. Il y avait une chaleur humide propre à la Bretagne du mois de juillet, qui rappelait à Léonard un sentiment lointain d'enfance et de nostalgie.

Il lui semblait qu'il avait à nouveau dix ans, et il se surpris à penser que le temps passait trop vite.




Le café "Chez Beriot", lui non plus, n'avait pas changé.

Quatre ans, dans la vie d'une commune, ce n'était pas grand chose.


Léonard s'y dirigea naturellement dès qu'il eut payé son cocher, le cœur battant à l'idée d'y revoir sa Prudence. Entre l'odeur du café moulu et celle du vieux vin, il se fraya un passage entre les chaises et les quelques poivrots qui y passaient la journée.

Il n'avait pas vu Prudence depuis près de six moi, harassé par ses examen et par le coût important de la vie en ville, qui l'avait obligé à offrir ses services d'infirmier entre deux séminaires.

Il savait bien qu'elle ne l'avait pas oublié - ils échangeaient très régulièrement par des lettres et des mots doux -, ; mais la peur le hantait depuis que son camarade, François Petit, avait été trompé par sa promise qui assurait l'attendre jusqu'à ce qu'il finisse ses études.



" Qu'est-ce j'lui sert, au monsieur ? "


" Ah ! Ça part Dieu, c'est qu'c'est le Cossart ! Le père nous a dit que t'es docteur, c'est que tu r'viens t'installer ici alors ? "


Léonard n'avait eu aucun mal à reconnaître Marcel Beriot derrière le comptoir. Marcel, c'était un bon copain depuis qu'il courtisait Prudence. Le jeune homme avait toujours prévu de reprendre le café à la suite de son père.

Il fut très satisfait de voir que Marcel avait ainsi peiné à le reconnaître, preuve qu'il avait définitivement abandonné son visage d'enfant pour celui d'un homme.


" Ah, ça ! Ça mérite une gnôle, et pas une petite ! On a une petite poire qui nous vient de Fransot, il va m'en dire des nouvelles ! "


Marcel le rejoignit bien vite de l'autre côté du bar, profitant qu'il n'y ait pas encore beaucoup de client pour venir discuter avec celui qu'il voyait comme un vieil ami.

Léonard n'aurait pas vraiment pu le qualifier ainsi, parce qu'il s'était surtout rapproché de lui pour voir Prudence sans mal ; c'était elle, d'ailleurs, qui hantait ses pensées et l'empêchait de suivre la conversation, car ses yeux scrutaient les escaliers dans l'espoir de la voir apparaître.

Il se sentait un peu obligé, Léonard, de faire la conversation avec le fils Beriot.


En une demi-heure, Léonard apprit tous les événements qui avaient eu lieu à Mirac-en-Vilaine durant ces quatre dernières années, y compris ceux auxquels il avait assisté car Marcel avait la parole trop facile. Il retint que les Caliente, des immigrés espagnols, avaient marié leurs deux filles aux fils Massart et Saint-Fros, et qu'il y avait eu une bagarre pour savoir s'il fallait placer le nouveau panneau de la mairie à l'extérieur ou à l'intérieur de celle-ci.


Marcel finit par se taire, parce qu'il avait vu l'ennui dans les yeux de Léonard ou parce qu'il ne voyait rien d'autre à dire, et il crut bon de demander :


" Mais qu'est-ce tu fais là, hein ? Tu d'vrais pas êt' chez tes parents ? C'est qu'tu viens d'arriver, j'ai vu tes valises ! "


" Je venais voir si ta sœur était là. "


" La Prudence ! C'est-i donc vrai qu'tu vas l'épouser, la soeur ? Elle a pas arrêté de l'dire, qu'tu rev'nais pour elle ; mais personne i-l'a cru, t'imagine bien. "


Et, comme Marcel ne pouvait pas s'arrêter de parler - et comme il voyait que le sujet intéressait enfin son interlocuteur :


" Il a voulu la marier à deux fois, la soeur. Mais tu la connais ! Elle a dit non, et c'est que quand elle dit non, la Prudence ! Tu sais comme ça pleure une femme, un torrent ! Il avait pas l'cœur à la forcer, le père, tu vois. On a dit qu'il était trop bon, on pensait pas qu'tu reviendrai, ça non. "


Léonard, qui avait eu vent de ces projets de mariage par ses correspondances avec Prudence, n'était pas peu fier d'entendre relater la fidélité de la jeune fille de la bouche d'un autre. Une femme fidèle, il en était sûr, c'était la plus belle chose qu'un homme pouvait posséder.


Il resta au café une demi-heure de plus, surtout pour se reposer du voyage avant de rentrer voir ses parents. Il apprit que Prudence, son frère cadet et leur père était partis le mardi chez une tante pour quelques jours et qu'il ne la verrait pas avant la fin de semaine.

Elle n'avait sans doutes pas pu lire la lettre qui annonçait son retour.







Vingt minutes de marche séparaient le village et la ferme Beriot.

Léonard, déjà fatigué, regretta un peu d'avoir pris un deuxième verre lorsqu'il lui fallut grimper la pente jusqu'à la cour de la ferme familiale.

Il observa les récoltes et les champs luxuriant, ceux là même où il avait joué dans son enfance, profitant de ce sentiment de familiarité.


A peine eût-il passé la porte qu'il entendit quelqu'un courir vers lui ; relevant la tête, il n'eut aucun mal à la reconnaître.


" Léonard ! "


Sa mère l'enlaça comme seules les mères savaient le faire, pleine d'une peur tout juste passée et d'un bonheur indicible.


Eugénie Cossart avait toujours soutenu son second fils, ce petit génie dont elle avait tout de suite senti le potentiel. Léonard était indéniablement son fils préféré, surtout depuis que son aîné était parti en ville pour travailler à l'usine lorsqu'il avait eut seize ans.

Pourtant, Eugénie n'avait jamais compris cette envie qu'éprouvaient les hommes de quitter leur terre natale, comme c'était de plus en plus le cas des jeunes garçons de Mirac-en-Vilaine. C'était une femme simple, Eugénie, peut-être un peu faible d'esprit ; tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle s'inquiétait terriblement pour ses enfants lorsque ceux-ci quittaient le nid. Eugénie avait vécue avec ses sept frères et sœurs, ses parents, sa tante et deux grand-parents ; il n'était pas dans son habitude de voir les membres d'une famille se séparer.

Ainsi, lorsque Léonard - et son frère aîné avant lui - avaient été dispensés du service militaire en raison d'une malformation des pieds qui sévissait dans la famille, elle avait connu un véritable soulagement.


S'il n'y avait pas eu Prudence, Eugénie aurait été l'unique - mais suffisante - raison pour Léonard de revenir ici après ses études.



" Bon Dieu ! C'que t'as grandi, encore ! Combien de temps qu'on t'a pas vu, hein ? Ton frère il dit qu't'a écrit que c'était définitif, hein, que tu rev'nais ? "


Après d'autres embrassades, enfin, Eugénie Cossart conduisit son fils à l'intérieur de la maison où il put poser ses valises. Léonard constatât qu'il arrivait à l'heure du repas.


" Regardez qui c'est qu'est rentré ! "


Sitôt qu'il vit son fils pénétrer la pièce, Auguste Cossart se leva de son banc pour venir le saluer, un peu précipitamment, comme s'il était mal à l'aise.

Il offrit à son fils une poignée de main ferme.


L'accueil fut plus froid que ce à quoi s'attendait Léonard.

Auguste n'avait jamais été un homme démonstratif - il n'était pas question de faire preuve de faiblesse, encore moins devant femme et enfants. Il était coupé de ses émotions au point que lui-même n'était plus certain de ce qu'il ressentait, comme c'était souvent le cas des hommes de la campagne.

S'il avait été plus à l'écoute de lui-même, il aurait su que le retour de son fils prodige lui apportait une multitude de sentiments : la fierté, la joie, mais aussi la peur et une pointe de jalousie.

Maintenant que son fils était diplômé, il était déstabilisé par une sensation désagréable d'infériorité qui allait en totale contradiction avec son rôle de père.

Alors, bien incapable de comprendre toutes ces pensées, il se renfrognait et se montrait plus bourru encore qu'à l'habitude.



Enfin, Léonard fut accueilli par Éléonore, sa petite sœur et dernier enfant de la famille.

Léonard ne s'était jamais senti proche de ses frères, qui tenaient plus de leur mère dans leur maladresse et leur faiblesse d'esprit. Leurs centres d’intérêts, aussi, divergeaient entièrement. Pour sa sœur, en revanche, il s'était toujours senti plein d'amour. Avec elle, il avait développé ce côté protecteur mêlé d'autorité douce qui avait probablement séduit Prudence.



Rapidement, l'on passa à table. Eugénie pressa bientôt son fils de toutes les questions possible sur ses dernières semaines à Paris, ses examens et la qualité de son retour. Comme il ne voulait pas être désagréable, il fit taire son extrême fatigue pour répondre aux questions.

C'était le problème des femmes, songea-t-il, de toujours parler de tout et de ne pas avoir la finesse d'esprit de lire l'ennui dans le regard des hommes - pourquoi lui parler de ses études, puisqu'elle n'y comprenait rien ?



Il ne put pourtant cacher son soulagement lorsque, après dix minutes de conversation harassante, son père vint à son secours :


" Génie, fiche lui la paie au pauv' gamin ! Vois-tu pas qu'il est fatigué de sa route ? Quand t'fais une journée de marcher et qu't'as que la fatigue sur la figure, on vient pas t'ennuyer ! "


Le père Cossart reprit pourtant, comme s'il s'en voulait d'avoir alourdie l'ambiance :


" Eh alors, gamin ? Vas m'aider aux champs, maintenant qu't'es rentré ? On pensait, tu pourrais prendre le cellier pour tes consultations, ce s'rait-i pas commode ? "


" J'aurais aimé, mais je pense que Prudence préférerait avoir une maison qui soit nôtre. J'ai eu vent de la maison Batignot, qu'ils la mettent à louer. Je pensais aller voir demain, combien il la loue, et si c'est bien fait.

- Pourquoi qu'i nous parle de la Prudence ? Tu vas pas te marier demain, hein ! "


" Il a été convenu que j'épouserais Prudence à mon retour de Rennes et c'est chose faite. "


Comme le ton était un peu crispé, le père Cossart laissa planer un silence sur la table et coula un regard à son fils cadet, Maurice, qui n'avait rien dit depuis la minute où son frère était entré dans la pièce.

Il attendit un peu, puis, d'un ton qui trahissait son agacement, il congédia sa femme, sa fille et son dernier fils pour se retrouver seul avec Léonard.

Dans un silence de plomb, mère et fille débarrassèrent la table et chacun se trouva une occupation à l’extérieur pour garder un peu la face.



Une fois que tous furent sortis à l'exception de Léonard, le père alla remettre une bûche dans le feu, plus pour se donner contenance que parce qu'il avait froid.


" Léonard. "


" J'ai eu ton âge, gamin, j'sais c'que c'est quand t'aimes une fille. "


Il choisissait au mieux ses mots, comme il le faisait rarement.


" T'as-tu idée de c'que c'est le mariage ? Y'a le coût, et pis avoir une maison, et quand t'as des gamins... quand j'ai épousé ta mère, j'avais le travail et la maison, mais c'tait compliqué, ça, compliqué ! Quand tu t'maries, ta femme, elle compte sur toi. C'est une sacré responsabilité, fils, une sacré responsabilité. "


Quatre ans avant, Léonard aurait probablement cédé face à son père ; parce qu'il le respectait beaucoup, parce qu'il en avait un peu peur, parce que les hommes avaient toujours raison.

Mais les choses avaient changées ; Léonard n'était plus un enfant, c'était un homme. Un homme peut s'opposer à son père, dans la mesure du raisonnable, et il avait désormais l'intention de faire valoir ses arguments.


Sentant bien que la conversation commençait à dérailler en dispute, fort de son cœur jeune et vaillant, Léonard tacha de se contenir et de rester logique. Il avait peu d'argent mais pouvait espérer en gagner assez pour les faire vivre, Prudence et lui. Avec le prêt de l'association des médecins de France, il pouvait acquérir un cheval correct pour faire les déplacements dans la commune et au-delà, et assurer deux ou trois mois de loyer en se restreignant un peu. Il y avait l'argument familial, aussi, auquel tous les pères étaient sensibles : les Beriot, ce n'était pas n'importe qui. Le père Beriot était presque aussi respecté que le curé ou monsieur le maire lui-même.

Prudence n'allait pas attendre infiniment - il l'affirmait à son père, bien que persuadé du contraire - et quatre années de patience étaient déjà conséquentes. Cette opportunité, il ne l'aurait pas deux fois.

Enfin, le père Cossart avait donné son accord avant que son fils ne parte à Rennes, et il n'était pas bon pour un homme de ne pas tenir parole.


Il n'en fallut pas beaucoup plus pour convaincre Auguste Cossart.

Nul ne peut dire, cependant, s'il céda sous les arguments de son fils ou devant le simple fait de voir Léonard s'affirmer.


" Allez vous vous opposer à ce mariage ?

- Non, fils, j'vais pas m'opposer à c'que t'épouses la Prudence... c'est qu'mes économies, elles sont passées pour ton diplômes, alors si t'as un ennui... faudra pas compter sur moi, l'gamin, que j'y pourrai rien. "



 



 
L'Info : mais comment que c'était à l'époque ?
 

Je fais beaucoup de recherche pour écrire mon Decade, et je tombe toujours sur des infos intéressantes... ou complètement inutiles mais vraiment amusantes !

A chaque chapitre, je vous propose donc "L'Info" !


1. Sommeil partagé !

En 1900 et jusqu'en 1950 pour certaines familles paysannes de la France reculée, la maison se résume pratiquement à la pièce de vie : on y trouve une grande table (qui sert aussi à la cuisine, pas de plans de travail !), des bancs, des rangements, une cheminée et surtout... des lits !

Tout le monde dort dans la même pièce ou presque. Certaines maisons ont cependant une chambre, mais rarement plus. Seules les familles bourgeois ou les propriétaires de maison à l'architecture hors du commun ont plusieurs chambres. La notion d'intimité n'existe pas.


On est toujours ensembles et les liens se resserrent dans la fratrie. Et puis on économise le chauffage !


X Hélas, de ce fait, on suppose que les incestes étaient plus courant, notamment entre frères et sœurs.

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