A Mirac-en-Vilaine, tout le monde connaissait le père Cossart.
Auguste Cossart était arrivé en 1871, sans que personne ne sache d’où il venait. Grand gaillard mystérieux mais l’œil volontaire, rescapé de la guerre franco-prussienne qui lui avait arraché son père et ses deux frères, il trouva du travail à la tuilerie de Vidal et épousa sa plus jeune fille, Eugénie.
Plein d’espoir, Cossart : en l’avenir et en la république. Travailleur, Cossart. Un bon, un dur, un homme comme on admirait, un de ceux qu’on était toujours content de voir au bistrot et qu’on saluait gaiement : « Eh, Cossart ! Le v’la ti pas fatigué ! »
A la fin de l’année 1871, Eugénie lui donna un premier fils qui allait être suivi de deux frères et d’une sœur. L’année suivante, il racheta la ferme Moreau et quitta la tuilerie pour se consacrer à la terre. En une dizaine d’année, le père Cossart pu se vanter de faire partie de ceux qui vivaient de leur travail, modestement, mais suffisamment pour engager un saisonnier lorsque le besoin s’en faisait sentir. Il avait bœufs, moutons, poules et des ruches qui faisaient son aisance.
Quand l’instituteur Prevost vint le trouver un matin pour le supplier de permettre à Léonard, son second fils, de poursuivre ses études après avoir obtenu le certificat, il eut le loisir d’y réfléchir puis d’accéder à sa requête. Il fut convenu que Léonard, le fils prodige et meilleur élève de la commune, pourrait aller au lycée et que son père mettrait toute la sueur de son front au service de sa réussite scolaire.
Ainsi, en 1891, le fils Cossart se préparait à quitter ses parents pour aller étudier la médecine à Rennes.
Il était quelque chose comme dix-neuf heure, les rues avaient été abandonnées par les enfants sortis de l'école et par les femmes, retournées à leur fourneau avant le retour de leurs maris et pères épuisés.
Mirac-en-Vilaine était un petit village de paysans qui comptait quatre-cent-douze habitants d'après les papiers de la mairie. Essentiellement des hommes de la terre, un curé, un dentiste - qui faisait aussi office de vétérinaire -, un forgeron, un palefrenier, deux maçons, un professeur. Il y a avait une épicerie et deux cafés, une petite école ouverte dans l'ancienne maison des Valentin qui servait aussi de relais postal.
Léonard Cossart devait partir le lendemain pour Rennes. Il avait prévu de se rendre à pied à Vannes, où il espérait trouver quelqu'un qui accepterait de le conduire en ville pour quelques francs.
Pour l'heure, il avait plusieurs personnes à voir ; Mangenot ou Rousset, ses amis d'enfance, madame Grenard, d'autres encore.
Le café "Chez Beriot" était le point névralgique du village aux premières heures de la soirée. On s'y retrouvait joyeusement, lorsque le travail le permettait, pour bavarder un peu avant de revenir à ses obligations.
Léonard y trouva monsieur le curé, le père Ferret, Mangenot, et quelques poivrots habitués des lieux auxquels il préférait ne pas adresser la parole.
" Mais c'est le gosse Cossart ! Bah mon petit, t'es pas parti ? C'est qu'tu vas à Rennes, il m'a dit ton père ! "
" J'm'en vais demain, m'sieur Ferret, glissa Léonard sans dissimuler sa gêne, lui qui était d'ordinaire un garçon discret.
- Vois ça, un gosse du pays qui va êt' médecin, hein ! Bah si on m'l'avait dit, ça ! C'est que quand t'es né on aurait pas cru, ça non. "
Ferret était un vieil ami de son père et sa grosse voix avait bercé son enfance. C'était tout drôle de se dire qu'il n'allait pas revoir ces gens pendant quatre ans.
" Et qu'est-ce tu fais là, hein ? Tu d'vrais pas être avec ta mère ? Elle doit être triste, ta mère, la pauv' Génie.
- J'dois voir le patron, m'sieur Ferret.
- Ah bon ! Ah ! "
Ferret eu un petit temps de réflexion, avec un sourire amusé, caressant l'extrémité de sa moustache.
" Ah ! C'est pour sa Prudence, hein ? "
Léonard n'aimait pas être le centre de l'attention, et il n'aimait pas non plus s'épancher sur ses maux de coeur ; il tentât de s'expliquer, comme s'expliquent les enfants pris sur le fait d'une bêtise, alors que Ferret et Mangenot se moquaient un peu.
Se sentant tout à coup ridicule, les sourcils froncés, Léonard maugréa :
" C'n'est pas c'que vous croyez...
- Allez, renchérit Ferret, c'est beau d'êt' jeune ! "
Les joues pourpres, le jeune homme battit en retraite à l'intérieur du café, encore hanté par les rires moqueurs de ses aînés. Il n'était pas à l'aise, Léonard, avec le coeur.
Les Beriot étaient aisés. Une jolie maison en centre-ville qu'ils avaient achetée en 1863, pour ouvrir un petit café au rez-de-chaussée et vivre à l'étage supérieur. D'origine bourgeoise, Charles Louis était un homme apprécié, doué en affaires, qui attirait plus encore la sympathie depuis qu'il avait perdu sa femme en couche et obstinément refusé de se remarier. Les inconnus le trouvaient froid, mais chacun savait à Mirac-en-Vilaine que c'était simplement un homme de principes.
Beriot avait eu deux filles et deux fils ; l'aîné l'aidait au café et le plus jeune avait tout juste huit ans. Il avait mariée sa fille aîné à un commerçant de Vannes, et il attendait patiemment que sa plus jeune, Prudence, âgée de seize ans, soit un peu plus mûre.
Prudence avait toujours été sa fille préférée.
Beriot avait été surpris de voir le fils Cossart frapper à sa porte avec cet air gêné qu'on parfois les jeunes hommes en face d'un père.
Il n'avait pas vraiment su s'il devait se réjouir ou s'inquiéter, parce qu'il savait que le garçon partait pour ses études et qu'il craignait sincèrement qu'il ne vienne avouer avoir mis sa petite Prudence dans l'embarras.
Tout le monde savait que les jeunes gens se fréquentaient, comme on se fréquente lorsqu'on est dans la fleur de l'âge et qu'on est pas encore marié ; avec beaucoup de légèreté, mais suffisamment pour inquiéter les parents préoccupés par le bonheur de leurs enfants.
Beriot fit asseoir le fils Cossart, sans lui proposer à boire ou à manger, avec un regard dur et impatient. D'abord hésitant, Léonard expliqua tout l'amour qu'il avait pour Prudence, tout le respect qu'il avait pour elle pour sa pureté, tous les projets qu'ils avaient peints ensembles. Beriot eut envie de le couper à plusieurs reprises, mais l'enthousiasme du jeune garçons lui fit de la peine.
" Monsieur, je m'en vais demain pour Rennes. Je reviendrai pour les fêtes et les mariages, pour les vacances et pour aider mon père, mais je vais me consacrer beaucoup à mes études. J'aime très sincèrement votre fille, monsieur, et avant de m'en aller pour quatre ans, je veux vous demander sa main. "
Aveugle aux sourcils de Beriot qui se fronçaient, le jeune homme poursuivit encore et sur de longues minutes :
" C'est un engagement auquel j'ai beaucoup réfléchis et que je suis prêt à prendre, monsieur. Je donnerai ma vie pour la rendre heureuse et lui assurer une vie digne de la femme qu'elle est. Je suis prêt à sacrifier beaucoup pour son bonheur. "
Beriot ne savait trop quoi penser.
Le père Cossart lui avait toujours inspiré un singulier mélange d'admiration et de mépris. L'admiration, parce qu'il avait su partir de rien pour bâtir une ferme correcte et une réputation d'homme travailleur dont il le savait à la hauteur. Charles Louis, qui était né bourgeois et l'était toujours dans l'âme, reconnaissant la valeur du travail et ceux qui la louaient.
Pourtant, Auguste Cossart restait un paysan maladroit et bourru, qui n'aimait pas beaucoup descendre au village, qui n'aimait pas beaucoup parler, qui n'aimait pas beaucoup les gens. Il avait toutes les superstitions et toutes les idioties qu'ont les gens de la campagne profond, il ne savait pas lire et ne comptait pas très bien - c'était son fils aîné qui l'aidait dans la gestion.
Par son ascendance, Léonard avait ce quelque chose de paysan qui rebutait Cossart, car jamais il n'aurait pensé marier sa fille à un pleutre.
Pourtant, passée cette première impression, Charles Louis se surprit à y réfléchir sérieusement ; il devait avouer que Léonard Cossart pouvait devenir un bon parti. Jeune paysan devenu médecin par la seule force de son travail, admiré, reconnu... c'était une réputation, une bonne réputation.
De plus - Beriot était âpre au gain -, Léonard aimait beaucoup Prudence et ne se préoccupait pas beaucoup de la dot reçue. Il savait que sa famille avait à gagner dans cette union et, quand bien même il aimait sa fille c'était ça qui importait le plus. Il n'aurait pu dire qu'il approuvait cette éventuelle union, mais elle le dérangeait moins qu'il le crut au premier abord.
" Mon garçon, je suis sensible à la passion que tu as pour ma fille. Mais comprend ce qu'est un mariage ! Que feras-tu si tu échoues dans tes études, de quoi nourriras-tu mon enfant et les tiens ? "
C'était là la principale crainte de Beriot. Sa fille mariée à un paysan : une honte ! Que diraient les gens de lui ? Et un gendre en difficulté demandait l'aide de son beau-père : combien risquerait-il de perdre ? Comme il voyait que le fils Cossart se préoccupait beaucoup du bonheur de son aimée, il ajouta :
" Tu n'aimerais pas que Prudence se voit obligée de vivre une vie de fermière, ce n'est pas ce qu'elle souhaite. Et puis, quatre ans ! Tu voudrais la faire attendre quatre ans, marié à un homme qu'elle ne verrait pas. Ma petite en mourrait de chagrin. "
La chose le peinait, mais Léonard devait avouer que Beriot n'avait pas vraiment tord. Il savait comme les femmes étaient fragiles face aux chagrins et il ne voulait pas la peiner. Face à Beriot, aussi, il se sentait tout petit, car il avait beaucoup de respect pour ses aînés.
Il aurait bien aimé crier qu'il l'emmènerait avec lui, qu'il n'échouerait jamais à la faculté, mais il savait ces paroles idéalistes, et il préféra hocher la tête en essayant d'ignorer le nœud qui lui serrait la poitrine.
" Voilà ce que je te propose, mon garçon : étudies, obtient un diplôme de docteur en médecine, et je te donnerai ma fille. Tu comprends que je ne peux la donner au fils Cossart ; mais au docteur Cossart, je le peux. "
Beriot était bien heureux de sa proposition, qui lui évitait de se mettre dans une mauvaise posture en cas d'échec du jeune Cossart ; et puis, en quatre ans, il avait bien le temps de trouver un meilleur parti si c'était possible. Il avait aussi la secrète conviction que Léonard n'arriverait jamais à finir ses études et n'oserait pas revenir lui demander sa fille. S'il y parvenait, eh bien, il serait devenu un parti convenable et il serait envisageable de lui donner Prudence.
Il ne fallut pas longtemps à Léonard pour accepter : cette réponse, qu'il voyait favorable quoi qu'un peu décevante, le surprenait un peu. Il avait songé à devoir argumenter des heures pour finalement s'enfuir avec sa belle.
Finalement, il ne savait trop s'il fallait être heureux de cette bénédiction en sursis ou malheureux de ne pas encore pouvoir faire de Prudence sa femme dès à présent. Il se dit qu'il lui fallait apprendre la patience, car c'était selon son père toujours ce qui manquait aux jeunes hommes.
Il se leva donc, fébrile, et serra vigoureusement la main que Berriot lui tendait avec une certaine suffisance - mais qu'il ne perçue pas.
" Mon garçon, je crois que nous concluons une bonne affaire. Mais si ma fille souffre trop de t'attendre, tu ne t'offusqueras pas de la trouver déjà mariée. "
Il y avait une presque'île, à un ou deux kilomètres du centre de Mirac-en-Vilaine, où les jeunes gens aimaient venir lorsqu'ils se fréquentaient en cachette - où lorsqu'ils voulaient avoir cette impression grisante de clandestinité et de liberté.
Léonard et Prudence s'étaient souvent retrouvés ici, et ils avaient convenu d'un rendez-vous pour se dire au-revoir.
" Alors ? "
Léonard ne savait que dire à Prudence ; il ne voulait pas l'inquiéter outre mesure, mais il fallait bien l'avertir du délai imposé par son père. Alors, il s'approcha d'elle avec une tranquillité qu'il avait observé chez son père lorsque sa mère était en colère ou inquiète.
Pourtant - il devait encore être mal expérimenté, Prudence devina son humeur.
" Seigneur ! Est-ce que mon père a refusé ?
- Il n'a pas refusé, mon petit amour. Il souhaite simplement que nous attendions...
- Attendre ! Sait-il bien ce qu'on dit d'une femme qui fricote sans être promise ?
- Il le sait, mais il ne veut vous soumettre à un mariage avec un fantôme... "
" Prudence... je ne compte pas rompre la promesse que je vous ai faite lorsque je me suis promis à vous. Quatre ans ne sont rien dans la vie d'un homme et j'attendrai mon retour en pensant chaque jour à vous, si vous-même voulez bien m'attendre... "
" Il est bien évident que je le veux, mon Léonard. Vous êtes le seul dont je veux être la femme, dussé-je attendre dix ans. "
Léonard était amoureux.
Fou amoureux, comme on l'était à seize ou vingt ans. De cet amour impétueux et sauvage qui vous pousse à gravir des montagnes ou passer des océans, de ceux qui donnent envie de se battre contre les règles du temps.
Il l'avait su dès le jour où il lui avait volé un baiser, un soir de bal, deux ans plus tôt. Il s'était alors rapproché de son frère aîné, dont il n'avait pourtant jamais été un ami, dans l'espoir de revoir la fille Beriot. Ils s'était revu. Ils s'étaient plu. Léonard avait juré d'un jour faire d'elle sa femme, de la chérir et de lui offrir la vie dont il rêvait. Pour elle, parce qu'ils savaient que son père n'accepterait pas de la donner à un simple paysan, il avait choisi des études de médecine. Ils avaient imaginé leur vie future, les repas qu'ils partageraient et les enfants qu'ils auraient.
Léonard aimait Prudence. Il l'aimait d'un amour pur et plein de respect, comme on aime une dame respectable, comme on adore une vierge pure, avec mille baisers si légers qu'ils effleuraient à peine sa peau.
Prudence et Léonard retardèrent longtemps le moment fatidique du départ ; il reviendrait, il l'avait promis : mais ce serait bref, tout juste réel. Ce moment était l'un des dernier et ils tenaient à en profiter.
" Vous m'écrirez ?
- Chaque jours. Plus encore si vous voulez. - Léonard. Comment savoir si vous m'aimerez encore dans quatre ans ? Comment savoir si vous n'aurez pas courtisé toutes les femmes de Rennes ? "
" Car je me promet encore, ma Prudence. Je me promet à vous et je suis un homme de parole. Je vous chéris déjà comme ma femme, quand bien même nous ne soyons pas unis devant l'autel. Dieu reconnaît ceux qui s'aiment. Dans mon coeur, je suis et je serai votre ; et je vous respecte trop pour vous trahir. Je vous aime. Je vous aime infiniment. "
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